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jeudi 18 janvier 2018

Hunger Games : L'impact d'une figure populaire sur le peuple

Niveau spoiler: 2/5



Hunger Games est une trilogie littéraire dystopique 1 à destination d'un jeune public écrite par Suzanne Collins et publiée à partir de 2008. Ces ouvrages ont connu une adaptation hollywoodienne qui s'est étalée sur quatre films dés 2012. Ils mettent en scène le personnage de Katniss Everdeen, 16 ans, qui vit sous un régime totalitaire, Panem 2, divisé en douze districts. Le président Snow dirige ce pays depuis le Capitole qui profite de la production de chaque région contre le maintien de la paix si durement gagnée. En effet, pour être certain que le peuple des différents districts ne se rebellent plus comme il y a plus de 70 ans, la capitale de Panem organise ce que l'on appelle les Jeux de la Faim, qui consiste à tirer au sort un homme et une femme des douze colonies afin qu'ils se battent à mort dans une arène médiatisée et spectacularisée. Hunger Games représenterait un système politique antique fantasmé à l'heure de la télé-réalité où des individus sont sacrifiés pour « disparaître dans les poubelles du spectacle. » (Didi-Huberman, 2012, p.15) mais qui peuvent avoir un impact non négligeable sur le peuple le temps de la diffusion du programme.

Ce dernier, dont on a un aperçu assez succin dans sa globalité, les films se concentrant surtout sur les Districts 11 et 12, est dans un premier temps soumis au Capitole. « Le mot « peuple » se définit de manière relationnelle avec l'État, soit comme un sujet de pouvoir qui conduit à l'abolition ou à l'apparition d'un État, soit comme un objet du pouvoir, dominé en cela par un pouvoir colonial ou un pouvoir économique extérieur. » (Cotelette, Badiou, 2013, p.1). Parmi cette masse, une figure se détache lors de la Moisson, jour où les participants sont sélectionnés pour les Jeux, car Katniss, provenant du district le plus pauvre, se porte volontaire pour éviter que sa sœur y aille aux côtés de Peeta. Le relooking imposé aux tribus 3 marque un tournant dans leur image car on leur enlève leur qualité de populaire, dans le sens « provenant du peuple », au profit d'une incarnation des valeurs du Capitole. Ces derniers ont d'ailleurs des codes vestimentaires des plus excentriques. « Le glamour qui ressort de ces images ne fait que diffuser l’opulence du Capitole et du président Snow qui cherchent à rester au-dessus de la masse. » 4, ce qui ne fait que creuser le fossé entre ces deux extrêmes. Au vu de leur style vestimentaire, on pourrait se croire dans un carnaval perpétuel cristallisant toute la décadence grotesque dans laquelle ils baignent depuis des décennies. Ils affirment leur culture et leur domination à travers l'utilisation d'images de propagande et voient les Jeux comme une forme de purge spectaculaire, une catharsis nécessaire pour la pérennité de Panem. On « glamorise » les participants à travers le concept de télé-réalité, permettant aux habitants du Capitole de se détacher de l'aspect humain des tribus, chose que les districts sont dans l'incapacité de faire. En effet, ils voient la figure humaine avant la figure spectaculaire. Le Capitole préfère se concentrer sur d'autres aspects car ils ont un « appétit immodéré du spectacle » (Delord, 2014). C'est pourquoi Katniss et Peeta, propulsés dans un monde à mille lieux de ce qu'ils ont connu jusqu'alors, se retrouvent contraints de feindre des sentiments amoureux devant les caméras afin d'obtenir des sponsors et les faveurs du public. « Espérer voir un homme, ce serait donc remettre en jeu la nécessité d’une reconnaissance de l’autre, ce qui suppose de le reconnaître à la fois comme semblable et comme parlant. » (Didi-Huberman, 2012, p.13), et c'est ce que font les dirigeants du Capitole. Ils ne donnent qu'une parole restreinte et contrôlée aux tribus sélectionnés pour qu'ils ne soient que des attractions désincarnées et inoffensifs et non des humains.

C'est une fois que Katniss arrive dans l'arène que les habitants des districts les plus défavorisés vont avoir l'occasion de se reconnaître en tant que peuple opprimé à travers les actions de l'héroïne. Lorsque la petite Rue, du District 11, est touchée mortellement, Katniss, en lui rendant hommage, « devient un symbole de la rébellion, poussant les autres à se rassembler contre la répression de cette dictature » 5 (Bourdaa, 2017). La télé-réalité, dont le but est de forcer des candidats, pendant une durée déterminée, à rester isolés dans un environnement clos, est obligatoirement interactive, ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse, dans ce cas là du moins. Ce genre de programme est censé montrer la réalité sans artifice, mais c'est celle du producteur, Seneca, que l'on voit à l'écran. En effet, il fait tout pour relancer une activité télégénique et forcer les candidats à interagir. Ceci rentre en conflit avec l'authenticité de Katniss qui n'est pas tout le temps dans le contrôle de son image. La mort de Rue pose ainsi problème puisqu'elle offre le spectacle morbide que le Capitole souhaite. Or, Katniss arrive à donner un sens à cette péripétie en la chargeant symboliquement. Elle a agit en son âme et conscience et non sous l'injonction d'agir naturellement 6 pour les caméras, comme cela a été le cas sur le plateau de Caesar, l'animateur. Peu à peu, tous les symboles rattachés à l'héroïne vont servir à identifier les mouvements « anticapitoliste ». Ainsi, la broche représentant un geai moqueur 7, ou la métaphore du feu vont servir comme motifs sur lesquels va reposer la propagande des rebelles du District 13 plus tard dans le récit. De même, pour le signe de deuil 8 qui va être reproduit par le District 11. La diffusion des images dans tout Panem devient un avantage conséquent car le système médiatique se retourne contre le président Snow. Or, sa riposte sera sur le même plan idéologique : manipuler grâce aux images. Le peuple est ainsi tiraillé entre deux reflets d'une même personne devenue populaire, représentant à la fois l'espoir et le danger. Ceci confère à Katniss une responsabilité auprès des plus démunis qui doivent décrypter le vrai du faux. Après leur avoir enlever leur capacité d'agir pendant des années, ils reprennent le pouvoir petit à petit en s'appropriant les symboles dans lesquels ils veulent se reconnaître. De « populus », ils deviennent « turba » 9. Lorsque Katniss accepte d'être le geai moqueur et donc de mettre à nouveau sa qualité d'humaine entre parenthèse, elle devient un symbole à part entière encourageant le peuple à aller jusqu'au bout de leur démarche. Mais la tâche est ardue puisqu'il est divisé, beaucoup de districts ayant assimilé le système des Jeux et y voient un tremplin pour accéder à la classe supérieure.

L'authenticité de Katniss, « la nouvelle Thésée » 10, devient rapidement un élément problématique pour le président Snow qui comprend de suite son potentiel symbolique 11« L'espoir est la seule chose qui est plus forte que la peur » 12. Il prend les devants et l'oblige à représenter les valeurs 13 du Capitole et à montrer qu'elle est en accord avec le système en place afin de convaincre le peuple de sa docilité. Ce dernier ne fait que recevoir les représentations du conflit intérieur du personnage de Katniss qui est tiraillée par sa volonté de garder sa famille en sécurité et son souhait de renverser l'ordre établi. La figure populaire de l'adolescente dépasse donc le cadre de l'image qu'a voulu lui donner la production des Jeux. Cinna, son styliste, a tout fait pour qu'elle « fasse sensation » 14 et capter le regard des sponsors afin de survivre. C'est lors de la Tournée des Vainqueurs 15 que Katniss se doit d'être en adéquation avec l'image virtuelle que lui a imposé le Capitole et s'y contraindre car aucun écran, aucun filtre, se trouve entre elle et le peuple. Hunger Games ne donne qu'une vision assez parcellaire du peuple.

Ceci s'explique par le fait que les adaptations qui ont été faites des différents tomes se sont axées principalement sur l'héroïne et le triangle amoureux, schéma popularisé par la saga Twilight. Les spectateurs se retrouveraient donc dans la même position que celle des habitants du Capitole alors que la révolte gronde en-dehors des cinémas et des plateaux de télévision. Les producteurs des films ont en effet joué sur le transmédia 16 et le stoytelling 17 afin de faire ressentir aux réels spectateurs les véritables enjeux du long-métrage. Ce dernier reste un objet populaire auprès des jeunes adolescents, mais il comporte un fond politique concret. Cette mise en abyme fait réfléchir sur notre propre représentation, que cela soit dans les médias ou dans le monde de la fiction. Nous pouvons tous être animés par une figure populaire dans les médias et être amenés à vouloir bouger les choses. Cependant, Hunger Games ne fait que montrer les coulisses de la création d'une image populaire, voire de propagande, sans réellement nous montrer le peuple y réagir et agir.


1. Récit semblant dépeindre une société utopique mais dont des aspérités apparaissent au fil de la lecture. Ce genre amène à interroger notre système politique et sociétal.
2. En référence à « Panem et Circenses » de Juvénal qui signifie « Du pain et des jeux ». Cette expression dénonce le fait de vouloir divertir le peuple romain par tous les moyens. C'est un terme assez péjoratif car cela sous-entend que le peuple ne se préoccupe plus des enjeux politiques.
3. Noms des candidats sélectionnés pour participer aux Jeux. Le terme renvoie à un texte de Plutarque, « Vie des hommes illustres, vie de Thésée ». Suzanne Collins reprend d'ailleurs quelques éléments du mythe de Thésée et du Minotaure.
4. « The glamour displayed in the pictures conveyed the luxury of the Capitol and the control President Snow sought to keep over the masses. » (Bourdaa, 2017)
5. « She becomes a symbol of rebellion, inspiring others to rise up against the repression of the dictatorship. »
6. Terme qui est paradoxal car on ne peut pas ordonner à une personne d'être naturelle car elle perdra automatiquement son authenticité.
7. Oiseau qui à la particularité de reproduire un son et de le propager un peu partout. On peut faire un parallèle avec l'image de Katniss qui se propage dans les différents districts.
8. Voir image de présentation.
9. Signifie « foule déchaînée ».
10. Selon Suzanne Collins, l'auteure. Le président Snow représenterait logiquement le Minotaure.
11. Il a d'ailleurs fait en sorte qu'elle ne devienne pas une martyr puisqu'elle était prête, avec Peeta, à se suicider à la fin des Jeux.
12. « Hope is the only thing stronger than fear », propos du président Snow dans le premier volet adressé au producteur Seneca.
13. Le terme « valeur » est peut-être pas le plus adéquate. On pourrait plus parler de vision politique.
14. Tirée d'une des répliques du personnage.
15. Lors du second volet de la saga.
16. Développement d'une fiction sur plusieurs supports.
17. Fait d'entourer la réalité d'un filtre fictionnel. Théorie développée par Christian Salmon 2007 dans son ouvrage Storytelling.

mercredi 1 mars 2017

L'Holocauste au cinéma et en photo : l'impossible représentation ?

La notion d'image est complexe à analyser car elle englobe à elle seule plusieurs concepts et peut se décliner sur de nombreux supports. La définition globale que l'on pourrait donner, est celle d'une représentation visuelle, voire mentale, d'un objet, d'un être vivant ou d'une idée 1. Cette image peut être considérée comme artistique ou tout simplement descriptive et informative. Beaucoup de théoriciens se sont penchés sur la question, dont Georges Didi-Huberman qui s'est concentré sur la représentation de l'Holocauste dans les textes suivants : Sortir du Noir (2015) et Images malgré tout (2013). Le premier extrait traite des problématiques de mise en scène des camps d'extermination dans le film Le Fils de Saul de László Nemes, sorti en 2015. Le second parle des rares photos prises par un membre non identifié de la résistance polonaise à Auschwitz en été 1944 durant cette même période historique. Ces « quatre bouts de pellicule arrachées à l'enfer », comme les a nommés l'auteur, ont servi de base à Làzló Nemes pour créer son film, donnant ainsi la possibilité au public de saisir l'environnement dans lequel ces images ont vu le jour 2. Ces deux textes expriment la difficulté que l'on a à représenter et à se représenter la Shoah 3, que cela soit à travers la fiction filmique, ou bien par des clichés. Dans ces cas de figure particuliers, chacun tente, à travers la pellicule, photographique ou filmique, de témoigner de l'horreur absolue. Pour cela, des méthodes, que l'on appellera ainsi faute de terme plus approprié, sont ainsi appliquées. Mais y'a t-il une méthode plus légitime afin de saisir l'ampleur de ce qui s'est passé durant la Seconde Guerre mondiale ?

Les photos tout d'abord. Roland Barthes disait que les photos témoignaient de l'existence des choses et des êtres dans le présent, que « Ça a été » 4. Elles représentent aussi un art à part entière qui doivent être cadrées, composées et paramétrées pour être considérées comme telles 5. Les images dont parle Didi-Huberman ne sont pas artistiques bien entendu, mais souffrent de la comparaison avec des clichés méticuleusement préparés. 

Ces « bouts de pellicule » retranscrivent, rien que par leur existence, le danger et l'urgence avec lesquels devait composer le photographe. C'est ainsi que les recadrer afin de les rendre plus « présentables » est un affront pour leur qualité documentaire. En les modifiant, c'est comme si nous remodelions un témoignage n'allant pas dans le sens que souhaite celui qui écoute. Elles dérangent autant qu'elles fascinent car elles ne sont pas uniquement des photographies, mais des événements, comme l'explique l'auteur. Peu importe le fait qu'elles ne rendent pas visibles puisqu'elles rendent sensibles l'horreur de cette situation. Supprimer une zone d'ombre 6 pour mieux faire jaillir la lumière, enlève une partie des ténèbres représentées, ainsi que sa potentielle signification. Le regard porté sur ces images en particulier se doit donc d'être respectueux face à l'authenticité de ce qui est présent dans l'image. Ainsi, toute la charge historique que représentent ces photographies est restée telle qu'elle doit être puisque « L'existence de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles [soient] vues » 7. Or, Didi- Huberman rappelle que ces clichés ne représentent pas la vérité, car elles ne sont que des « minuscules prélèvements dans une réalité si complexe » 8. Elles sont donc, tout au plus, des morceaux d'un puzzle dont il manquerait les trois quarts des pièces pour avoir une vue d'ensemble. 

Ceci rejoins le second extrait analysé traitant de ce qu'appelle Didi-Huberman « l'image panique ». Le manque d'information dans le film Le fils de Saul ne passe pas cette fois-ci par un manque de lumière, mais par un manque de netteté et d'ouverture du cadre. En effet, pendant une majeure partie du film, le réalisateur nous impose la présence du personnage principal, enfermé au centre du cadre, à hauteur d'homme. L'attention du spectateur est ainsi focalisée sur Saul, qui lui même doit faire un travail de regard assez complexe en vue de survivre. Baisser le regard quand il faut, balayer son champ de vision afin d'éviter les obstacles, tout cela dans le but de survivre. L'utilisation du plan-séquence et de la bande-son renforcent cet effet d'immersion et d'identification. Ainsi, aucune contemplation malsaine du cadre n'est possible, l'horreur restant indistincte et floue, tout comme l'est notre représentation personnelle des camps d'extermination. Cependant, le film complète, en un sens, les photographies, de part ses caractéristiques propres. Ainsi, la bande-son, constituée principalement de cris de souffrance, les dialogues n'étant pas très présents dans le long-métrage, donne une idée peut-être plus précise du vécu des prisonniers. De ce fait, le film, construction fictive autour d'un élément historique réel, devient le prolongement d'une photographie pris dans ce même moment dans la réalité. L'objectif principal de ces deux objets permettent de nous faire parvenir, de manière différente certes, l'horreur de l'Holocauste. 

Le fils de Saul (2015)

Effectivement, une des grandes différences entre ces deux objets, est que l'un est fictif mais construit à partir du réel et que l'autre représente un événement réel. Or, tous deux veulent témoigner de quelque chose, d'un fait, d'un danger ou d'une sensation. La quête d'une certaine vérité est au cœur de leur démarche. Elle peuvent devenir le biais par lequel les générations futures pourront aborder la Seconde Guerre mondiale. Cependant, il faut toujours garder à l'esprit qu'ils ne sont que des captures ou des représentations d'un réel. La méthode n'est juste pas la même. La première tente, à travers ses choix purement techniques et dramatiques, du choix de la pellicule à la composition du cadre, de rendre « organique » et sensoriel un passé qui nous semble de plus en plus lointain et impalpable. Quand le film évite une mise en scène putassière 9 et trop démonstrative, comme a pu faire Steven Spielberg avec La liste de Schindler (1994) ce que sous-entend Didi-Huberman, elle démontre que ne pas montrer permet de décupler l'imagination du spectateur qui va alors se mettre à s'imaginer le pire. La méthode de suggestion, souvent utile dans les films d'horreur, s'avère plus efficace, comme on peut le voir dans Le fils de Saul. Dans cette optique, les spectateurs se trouvent sans doute plus près de la vérité des camps que ceux se voyant imposés des images trop démonstratives et pouvant être considérées comme vulgaires et existent dans un but unique de création d'empathie. 

Or, c'est là que Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (1955) pose problème puisque le film n'hésite pas à tout montrer, franchissant un cap dans ce que l'on peut montrer au cinéma. Cependant, contrairement à celui de Spielberg, le film a été monté à partir d'archives des alliés et des nazis tournées pendant et à la fin de la guerre, ainsi que des images en couleur, contemporaine à la réalisation du film. Nous ne sommes plus dans le domaine de la fiction, ni dans le concept d'une image-panique, d'une image témoin ou d'une image de « survivance », mais dans une autre volonté d'immortalisation du réel. La composition du cadre change donc du tout au tout par rapport à ce que l'on a vu précédemment : d'images tremblantes, hésitantes, qu'elles soient d'ailleurs réelles ou fictives, nous passons dans un autre régime d'images qui existent parce qu'elles peuvent exister. 

Extraits de Nuit et Brouillard (1955)


Les nazis ont eu la possibilité de filmer, alors ils l'ont fait comme ils auraient pu ne pas le faire. Le choix est moindre pour les prisonniers qui voient en l'appareil photographique une arme, un moyen de résister et de témoigner. Les images enregistrées par les nazis (voir plans ci-dessus) sont ainsi l'opposé de celles attribuées aux résistants puisque le cadre s'appesantit aussi bien sur des détails sordides que sur des vues d'ensemble. Ces dernières n'épargnent pas les spectateurs, puisque le film enchaîne les images, photographiques et filmiques, dans le but de marquer les esprits et de dénoncer ce qui s'est produit, ce que Jacques Rivette appelle d'ailleurs « un dispositif d'alerte » 10. Ces images témoignent donc, non pas par leur contenu, mais par la façon dont les images sont cadrées, de la froideur dont ont fait preuve les nazis face à ce qu'ils avaient en face d'eux. Nous ne sommes donc pas dans l'empathie, la musique anempathique et la voix-off renforçant le recul nécessaire pour saisir l'ampleur de ce qui est donné à voir, aussi effroyable que cela peut être.

Et si au final, la fonction première de l'existence de ces images de diverses origines était de permettre de nous pousser à parler de la Shoah ? Didi-Huberman explique que les photographies prises en 1944 sont des événements visuels, offrant « l'équivalent de l'énonciation dans la parole d'un témoin : « ses suspens, ses silences, la lourdeur du ton. » 11. Qu'elles soient mentales ou non, les images sont médiatrices et forcent l'humanité à exorciser un des moments les plus douloureux de son histoire. Ceci fait écho à la séquence avec Jan Karski, résistant polonais chargé de faire un rapport de ce qu'il avait vu dans le ghetto de Varsovie, dans le film Shoah de Claude Lanzmann (1985). À travers ce film, le livre de Yannick Haenel et la pièce d'Arthur Nauziciel à ce sujet, la parole de Jan Karski se fait entendre, bien que les images qui le hantent encore l'empêchent d'être impassible.

Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzman (1985)

 L'image de ce résistant porteur d'une vérité trop lourde à porter parle d'elle même. « Naked bodies on the street » 12 finit-il par lancer à son interlocuteur, sonnant comme une légende de photographie. À travers la parole et l'imaginaire auquel renvoient les mots utilisés par le témoin, nous sommes en mesure de visualiser des images dans leur globalité. Elles restent subjectives, et ne sont pas parasitées par la vision d'un créateur extérieur au sujet ou de photographies suggestives. Cette réalité nous appartient, car la puissance de l'imaginaire et le devoir de mémoire sont intimement liés. A nous d'écouter et de prendre les images qui nous parviennent avec le recul nécessaire pour saisir ce passé qui finit toujours pas nous filer entre les doigts et « qui n'est qu'imaginable »

Au final, toute image est légitime tant qu'elle décrit une situation réelle dans le moment présent 13 ou qu'elle prenne en compte le fait que représenter de façon authentique de nouveau ce moment est impossible 14. Elle se doit alors d'inventer des dispositifs inventifs pour aborder le sujet de manière respectueuse et le plus simple possible. La méthode de sensibilisation et celle d'intellectualisation des images sont sans doute les plus à même de retranscrire les événements de la Shoah, contrairement à la fiction, par le biais de films dramatiques. Ainsi, les images produites actuellement au sujet l'Holocauste se doivent de prendre conscience de la complexité de représenter cela à l'écran et de ne pas faire n'importe quoi de ce moment clef de notre histoire. 


1.  Dans ce cas là, on parle d'allégorie. Cela permet de rendre concret une idée abstraite. 
2.  Bien que l'on voit dans le film le contexte de la prise d'une seule photo. 
3. Ou Holocauste, le débat sur la manière de nommer l'extermination des juifs est toujours d'actualité. 
4. in « La chambre claire » de Roland Barthes p.20.
5. Ou plutôt pensées dans cette optique là par son auteur pour être considérées comme telles. 
6. Appelée « masse visuelle » par Didi-Huberman p.52.
7. in « L’oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » de W. Benjamin.
8. in « Images malgré tout » p.54.
9. Dans le sens où tout ce qui nous est montré est mis en scène dans le but de créer une empathie démesurée, ce qui ne rend pas forcément compte de l'intégralité et de la complexité d'un tel sujet. Le fait de tout montrer finit par banaliser les images, au moment où elles sont censées conserver leur puissance émotionnelle. Claude Lanzmann surenchérit à ce propos : « le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu'ils "trivialisent", abolissant ainsi le caractère unique de l'Holocauste. » 
10. in « De l'abjection », Cahiers du cinéma (1961).
11. in « Images malgré tout », p.54.
12. « Des corps nus dans la rue ». https://www.youtube.com/watch?v=KA7pvZzPTXs. 27'07.
13. Les photos prises par les résistants ainsi que les images des nazis et des Alliés.
14. Le fils de Saul, grâce à son parti pris, évite les écueils dans lesquels sont tombés beaucoup de cinéastes désireux de tout montrer. Shoah aussi a conscience de l'impossibilité de représenter les camps d'extermination car le faire serait forcément vulgaire. Nuit et brouillard s'en sort aussi car il fait tout pour éviter que les spectateurs soient émus par les images, les forçant à réfléchir sur l'existence même de ces images.

jeudi 29 octobre 2015

Analyse de Séquence: La Strada de Federico Fellini (1954)




La Strada, réalisé en 1954 par l'italien Federico Fellini, montre l'amour que portait le réalisateur pour les forains ainsi que le monde du cirque en général. Transposé dans un décor hérité des premiers temps du néo-réalisme, le film met en scène son épouse, Giulietta Masina, dans le rôle de Gelsomina, une jeune femme simple d'esprit vendue par sa mère à un forain itinérant, nommé Zampano, qui accomplit un numéro de briseur de chaînes. Celui-ci ne cesse de la maltraiter, mais elle s'obstine tout de même à rester auprès de lui, malgré ce qu'il lui fait subir. Après l'avoir finalement abandonnée au bord de la route, il apprend quelques années plus tard, lors d'une promenade anodine et par le biais d'une jeune femme, que celle-ci est décédée. Cette scène informative et logo-centrée rompt ainsi les attentes du spectateur, souhaitant naturellement une fin heureuse, et marque aussi un tournent dans le traitement du personnage interprété par Anthony Quinn, qui avait jusqu'ici l'image d'une brute sans cœur. En effet, lors de ce pivot narratif, il rencontre une jeune femme en train de fredonner l'air qu'avait l'habitude de chanter Gelsomina. L'enjeu principal de cette séquence dramatique est la manière dont Federico Fellini créé la surprise en mettant le personnage de Zampano faisant soudainement face à son passé et à ses regrets, et ce par le biais d'une mise en scène oscillant entre réalisme et onirisme. En effet, lors de cette annonce inattendue, Zampano se retrouve dans un entre deux, matérialisé par une mise en scène contrastée qui fait ressortir l'aspect spirituel de la séquence, suggérant ainsi la présence et surtout l'absence de Gelsomina.

Dans cette séquence, nous pouvons distinguer deux temps, séparés par un élément perturbateur : l'errance de Zampano puis le dialogue entre lui et la jeune femme. La première partie, correspondant au premier plan qui est aussi le plus long de la séquence, nous montre de dos Zampano, à l'aide d'un travelling de suivi avant, en train de se promener dans une ville traitée de manière réaliste. Il agît comme une personne voulant s'échapper du quotidien du cirque auquel il appartient en fumant et en achetant une glace. Avant l'intervention du chant, il semble marcher sans avoir de but. Le début de cette séquence nous est tout d'abord présenté comme une scène linéaire, où rien n'est censé se passer. Or, au moment où nous entendons le chant qu'avait l'habitude de fredonner Gelsomina, la séquence bascule. De plus, nous sommes à ce moment là en focalisation-énonciateur et en monstration externe à énonciation marquée puisque nous ne savons pas, tout comme le personnage principal, d'où provient le chant, même si nous n'avons pas accès à ce qu'il voit la première fois qu'il se retourne. C'est la deuxième fois que l'on entend le chant hors-champ, que nous épousons le point de vue de Zampano, et que nous voyons la jeune femme, raccordé par un raccord regard. En effet, le chant constitue un élément perturbateur et interpelle autant le spectateur que Zampano. Ce chant est une mélodie récurrente dans le film puisque Gelsomina avait l'habitude de le jouer à la trompette ou de le chanter, ce qui était devenu une sorte d'obsession pour elle. Lorsque qu'il l'entend pour la première fois depuis toutes ces années, il tente d'associer une image au son entendu en regardant autour de lui. Le son, de plus en plus intense, devient le moteur de Zampano qui finit par avoir un but : celui de trouver l'origine du chant. La surprise est donc le fruit du hasard de la rencontre avec la jeune femme et amène Zampano à affronter son passé afin d'apprendre ce qu'il s'est déroulé après l'avoir abandonnée.

C'est à ce moment là que nous entrons dans la deuxième partie de la séquence, souligné par un cut. On est cette fois-ci en monstration interne ce qui permet la désacousmatisation du son et l'apparition de la jeune femme dans le champ. Du point de vue du récit filmique, le spectateur ainsi que Zampano, sont déçus puisque ils s'attendaient à voir Gelsomina. Néanmoins, ils sont aussi intrigués par la vision de cette jeune femme. Le dialogue devient un élément crucial, construit en champ/contrechamp. La monstration interne est soulignée par les mouvements de caméra correspondant au regard de Zampano qui suit les moindres faits et gestes de la jeune femme, malgré les draps qui, au fur et à mesure, empêchent une vision globale de la scène. C'est au moment où l'inconnue lui dit : « - Elle est morte la pauvre gosse » qu'elle réapparaît comme pour montrer qu'elle ne veut pas le ménager et rien lui dissimuler, au sens propre, comme au figuré. Lorsque elle fait le récit des derniers moments de Gelsomina, elle est donc en hors-champ interne derrière les draps, comme si la vision de celle-ci était aussi douloureuse que ce qu'elle exprimait. De plus, la caméra fait un léger travelling avant sur lui, après l'annonce de sa mort, comme si elle voulait être le premier témoin de la réaction du forain, ce qui a un effet de dramatisation et d'empathie. C'est d'ailleurs à ce moment là que la monstration des plans de la jeune femme devient externe à énonciation marquée puisque l'on voit que Zampano regarde le sol, perdu dans ses pensées, alors que la caméra continue d'adopter un mouvement de suivi de l'inconnue que lui même n'effectue pas. En effet, l'objectif ne cesse de recadrer l'image sur la femme, ce qui représenterait le regard que ne peut soutenir Zampano, abattu par la nouvelle. La séquence devient donc dynamique grâce à la surprise que procure cette annonce inattendue, ce qui amène Zampano à dévoiler une facette de sa personnalité qui n'avait pas encore été traitée par Fellini, le rendant, à cette occasion, plus humain. Le découpage de cette séquence opère ainsi une rupture du temps mais construit aussi une mise en espace scindé en deux.

Ainsi, Le personnage de Zampano semble donc être enfermé entre une réalité qui ne lui convient plus, et un fantasme inaccessible. Dans le premier plan, un sentiment de solitude se dégage puisqu'il est sans cesse au centre du cadre entouré par une multitude de personnes allant dans tous les sens. De plus, le traitement sonore, le bruit de la ville et des vélos notamment, la profondeur de champ, la lumière naturelle ainsi que les décors sont des éléments qui rappellent très clairement le néo-réalisme italien, ce qui ancre Zampano dans la réalité misérable du paysage de l'Italie à cette époque. Cependant, les ombres portées des figurants créent une sorte de menace, comme annonciatrice d'un basculement dans un monde irréel, représenté par le terrain vague.

L’irréalité du terrain vague est renforcée par les relations ambiguës entre ce qui est montré et le son. Tout d'abord le chant, qui, lorsqu'il est hors-champ, s'intensifie alors qu'il ne fait que quelques pas et semble provenir d'un au-delà. Lorsque l'on associe enfin une image au son, nous avons l'étrange impression que ce n'est pas la jeune femme qui chante car la nature du chant est lui même différent. En effet, lorsqu'il est hors-champ, on entend une voix qui se caractériserait plus par un chant lyrique, tandis que lorsqu'elle le fredonne devant lui, la voix n'est plus la même. Quant à la question « - Quel air ? », on a le sentiment que lui seul l’ait entendu, prenant elle même conscience de l'avoir chanter qu'au moment où il lui fait remarquer. On peut donc penser que la première voix, qui le pousse à se diriger vers la jeune femme et à affronter la vérité, est dans sa tête et s'est calquée sur la véritable voix de la jeune femme.

Ces deux espaces diégétiques, la ville et le terrain vague, sont séparés tout le long de la séquence par un élément de décor, les barbelés, mais aussi par la façon dont Fellini les traite, c'est-à-dire en champ/contrechamp, ne les réunissant jamais dans un seul et même plan. De plus, les barbelés sont seulement présents dans les plans avec Zampano, le mettant clairement dans une position de spectateur. Face à une scène se déroulant en face de lui sans pouvoir y prendre part, les barbelés deviennent une frontière facilement franchissable, bien que représentant un danger et une possible souffrance. Ce qui se passe devant lui représente une jeune femme, qui s'occupe du linge telle une mère au foyer, ainsi que des enfants jouant innocemment. Une certaine cinématographie se dégage dans ce passage, puisque les draps peuvent être assimilés à un écran, qui vont même jusqu'à prendre la totalité du cadre. On pourrait penser qu'ils deviennent un support sur lequel Zampano peut projeter ses souvenirs, tout en cachant ce qu'il ne connaîtra jamais, c'est-à-dire une vie de famille, ou du moins une vie près d'une femme. Les barbelés en eux-mêmes représentent plusieurs choses, dont l'enfermement. Le fait qu'il les serre tout au long de la séquence montre son désir de rentrer dans ce monde qu'il ne pourra plus jamais connaître et aussi, paradoxalement, sa volonté de se faire du mal. On peut être aussi amené à imaginer que les barbelés le séparent de sa réalité et de la vérité. Grâce à cette scission de l'espace, Fellini nous montre Zampano qui se sent coupable de la mort de Gelsomina, sans doute tombée malade après qu'il l'ai abandonnée sur la route quelques années auparavant. Cependant, on ressent tout de même une présence qui pourrait être Gelsomina.

Cette séquence joue donc beaucoup sur l'aspect réaliste et le fantasme, mais aussi sur la matérialité et l'immatérialité. La présence du personnage principal féminin est suggérée tout le long de la scène, ce qui amène Zampano à la rechercher. Tout d'abord, le travelling de suivi au début de la séquence nous donne la sensation que la caméra prend corps et suit Zampano de près alors que celui ci ne peut rien voir. C'est par l'intermédiaire de la jeune femme qu'il tentera de la retrouver, ce qui le conforte dans son fantasme, jusqu'au moment où elle dit :« - Elle est morte la pauvre gosse ». Nous pouvons aussi penser que Gelsomina guide Zampano pour qu'il aille parler à la jeune femme pour qu'il apprenne ce qu'elle est devenue et guette sa réaction, ce qui est matérialisé par le léger travelling avant sur lui. Ceci est renforcé par les lignes diagonales de la première partie de la séquence dont le point de fuite se situerait à gauche du champ, comme un but qu'il doit atteindre. Il ne l'atteindra jamais puisqu'il reviendra sur ses pas à la fin de la scène, comme s'il retournait dans le passé, n'ayant plus la possibilité de construire un avenir, dont il a eu un court aperçu représenté par la scène dans le terrain vague.

Ensuite, nous ressentons la présence de Gelsomina puisque celle-ci est traitée de différentes manières. Du point de vue du son, elle n'est plus qu'un chant. Du point de vue de l'image, elle apparaît en tant que fantôme, les draps virevoltant montrant qu'elle hante l'espace. On peut même penser qu'elle possède le corps de la jeune femme puisqu'elle revit à travers elle sous les yeux de Zampano. Les draps peuvent aussi être perçus comme des linceuls, tissu dans lequel on recouvre les cadavres. Le thème de la mort est ainsi traité poétiquement et de façon légère, puisque le vent, symbole de vie, fait bouger les draps, signifiant ainsi une présence fantomatique. On peut donc imaginer que le hasard de cette rencontre est en fait déterminé par la volonté d'outre-tombe de Gelsomina de forcer Zampano à affronter ses démons intérieurs.

Enfin, la nostalgie et la transmission sont des thèmes récurrents dans le film, représentés en partie grâce au thème musical principal, repris en musique de fosse ou par Gelsomina. Zampano se rend compte qu'elle a réussie à transmettre quelque chose d'elle alors que lui non. Le thème de la transmission et de l'innocence sont aussi traités par la présence des enfants en arrière-plan qui, formant un cercle lorsque la jeune femme fredonne la musique, symbolise le renouveau, l'infini et un tout fini. Cette figure s'oppose à la linéarité du trajet des passants en arrière-plan qui traversent le champ de droite à gauche et de gauche à droite, alors que les enfants, à moitié caché par un drap, cours joyeusement vers l'arrière-plan, tout en se tenant la main. De plus ils rappellent le regard naïf et émerveillé que « la pauvre gosse » portait sur ce qui l'entourait durant tout le film. Le terrain vague contient à la fois la présence de la mort et de la vie, rendant Gelsomina presque palpable.



















Fellini, par l'intermédiaire de la surprise de l'annonce de la mort de Gelsomina, insuffle une tension dramatique qui va pousser brutalement Zampano à affronter ce qu'il ressent. En effet, la jeune femme indique dans cette séquence que Gelsomina a été retrouvée sur la plage, où il se rendra, lors de la dernière scène, pour pouvoir enfin laisser libre cours à ses émotions. C'est en enfermant Zampano entre une réalité sans saveur et un tableau représentant une joie de vivre, que Fellini condamne son personnage principal qui n'a cessé de fuir tout le long du film. C'est une sorte de mise à l'épreuve qu'il ne réussira pas à effectuer, le poussant donc à faire face à sa propre cruauté. Cependant, le propos de cette séquence ne se résume pas qu'à cela puisqu'il montre aussi la misère que doivent affronter les artistes itinérants, dans un contexte d'après-guerre, qui donnent tout pour vivre de leur art. Ainsi, Gelsomina est décédée en pratiquant sa passion pour la trompette, et Zampano en exécutant son numéro de briseur de chaînes.  

mercredi 21 octobre 2015

La place et le jeu d'acteur de Jack Nicholson dans Shining de Stanley Kubrick

Niveau Spoiler: 4/5



Jack Nicholson, né en 1937, est l'un des plus grands acteurs de sa génération, et ce pour plusieurs raisons. Après avoir enchaîné plusieurs petits boulots de scénariste et d'acteur et travaillé sa méthode au Los Angeles Players Ring Theatre et à l'Actors Studio, il se fait vite repéré par son talent, notamment grâce à Easy Rider. Il débute ainsi une carrière florissante, malgré une vie privée assez mouvementée en rapport avec sa famille. C'est en 1980, soit trente ans après le début de sa carrière, que Jack Nicholson joue dans l'adaptation du livre de Stephen King intitulé Shining pour le grand cinéaste de l'époque, mais aussi son ami, Stanley Kubrick. Même si les nombreux Oscars qui lui ont été décerné ne concernent pas ce film, beaucoup considèrent son interprétation de Jack Torrance, écrivain alcoolique devenu fou dans un hôtel isolé, comme une de ses meilleures. En effet, son jeu a eu un impact non négligeable dans la mémoire collective puisqu'il a réussit à traumatiser nombre de spectateurs rien que par son jeu très expressif, voulu par le réalisateur. Comme l'acteur le dit lui même : « Quand un réalisateur à un point défini, et il peut être différent du mien ou pas, j'ai plus envie de le suivre, lui, que moi. En tant qu'acteur, je ne veux rien contrôler. Je veux que ça soit lui qui me contrôle. Sinon ça sera toujours plus ou moins moi. Et ce n'est pas marrant. » 1  L'acteur se dit donc être toujours prêt à se fondre dans un concept de jeu prédéfini par un metteur en scène, ce qui est le cas dans Shining. Il est donc pertinent de se demander en quoi la place et le jeu de Jack Nicholson sont spécifiques dans ce long-métrage et par quels moyens arrive t-il à nous faire sentir les multiples facettes de ce rôle particulier. On peut donc étudier comment le masque ironique et déformé par la folie qu'il porte durant le film permet de créer une distance entre l'acteur et le personnage, ce dernier changeant constamment de position dans le récit même. Étudier comment Jack Nicholson joue avec ces facteurs sera donc le sujet de cet article.

Tout d'abord, il est intéressant de voir comment Jack Nicholson incorpore dans son jeu l'idée de masque. En effet, il utilise principalement ses traits de visage pour les déformer, soit en souriant, soit en écarquillant les yeux, parfois les deux en même temps. La mise en scène de Kubrick met d'ailleurs en valeur ce principe grâce à des gros plans, voire des plans épaule, qui isolent le personnage et donc l'acteur. On peut distinguer très clairement le haut et le bas de son visage. Il se sert donc de ses deux aspects pour créer différentes combinaisons et composer une sorte de spectacle à part entière, comme on le remarque dans la scène où il est seul avec le barman, Llyod [timecode : 1:03:53 – 1:08:49]. Sa performance dans cette scène est assez impressionnante puisqu'il passe par plusieurs émotions, oscillant entre un personnage plutôt sociable et un autre gagné par la folie. Les traits les plus marquants dans le jeu de Jack Nicholson sont son fameux jeu de sourcils que Léonardo Dicaprio reproduit à merveille (photo ci-dessous), ainsi que son sourire, immortalisé d'ailleurs par Tim Burton dans Batman (1989), 9 ans plus tard. 




Ces deux aspects sont donc devenus une sorte de marque de fabrique pour l'acteur que l'on peut d'ailleurs retrouver dans plusieurs de ses films. Or, ils sont utilisés à leur paroxysme dans Shining. Ce sont ces motifs de surjeu qui permettent d'engendrer plusieurs interprétations pour le spectateur. Lors du premier visionnage du film, on ne sait naturellement pas ce qui va se produire et ce que Jack Torrance va finir par commettre. Or, c'est justement avec cela que Jack Nicholson joue. Sachant la trajectoire de son personnage et la tournure que celui-ci va prendre, il injecte des touches d'ironie grâce, évidemment, à son visage, mais aussi  aux intonations de sa voix. Par exemple, lors de la visite de l'appartement et de la salle de bain en particulier. Il dit en souriant « it's very homy » 2 [timecode : 24:04] alors qu'ils se trouvent dans le lieu où il va tenter d'agresser sa femme et son fils avec une hache. Ce jeu spécifique entre les mots et la façon dont Jack Nicholson les prend en charge se retrouve tout au long du film, notamment dans la scène de l'escalier où il dit : « Darling, light of my life... I'm not gonna hurt you, i'm gonna bash your brain » 3 [timecode : 1:46:33]. L'intonation est donc primordiale dans la composition du personnage. Cependant, c'est un peu différent de la scène mentionnée précédemment, puisque cette fois il lie la menace verbale avec une violence physique très concrète. L'ironie, ancrée cette fois dans le présent de la scène, née de la distance entre le début de sa phrase et la fin de celle-ci. Nicholson fait sonner les mots de manière à composer une sorte de déclaration d'amour ironique et menaçante. 



L'utilisation de ce masque ironique atteint son sommet lors de la scène où Jack défonce la porte de la salle de bain à coups de hache. Lors du making-of, on peut remarquer que l'acteur se met dans un état de tension et de folie pure, manipulant son arme dans tous les sens et répétant des mots grossiers. Cette hystérie dans laquelle il se met est immortalisée grâce à l'utilisation du surcadrage due à la porte qu'il vient de briser. Nicholson est donc obligé d'employer à l'extrême ce qu'il a déjà développé durant les trois quarts du film puisque notre regard converge sur tous ses traits de visage. Stanley Kubrick laisse donc toute la place au jeu d'acteur pour que l'on ne puisse pas échapper à ce regard déformé par la folie pure. Il est d'ailleurs intéressant de voir qu'il n'utilise jamais ce masque au début du film lorsqu'il est entouré de Shelley Duvall et Danny Lloyd et qu'il ne les regarde jamais directement. La séquence dans la voiture montre ceci très clairement car il utilise uniquement son rétroviseur intérieur pour regarder son fils. L'effet de masque revient uniquement lorsqu'ils parlent de violence. Enfin, la folie du personnage se traduit par la posture générale qu'adopte l'acteur, qui, au fur et à mesure que le film défile, se courbe de plus en plus, jusqu'à la fameuse scène du labyrinthe où il est en train de poursuivre son fils, les mains tenant plus ou moins bien son arme. 



Les mains sont un autre aspect non négligeable pour nous signifier la folie latente du personnage. Tout au long du film, l'utilisation de ses mains évolue. Au début, elles sont presque inutiles, voire carrément absentes du cadre. Tout ceci est pensé pour que celles-ci deviennent, petit à petit, des mains meurtrières, sans que l'on puisse se douter de ce qu'elles vont accomplir par la suite. En effet, on ne les voit quasiment jamais faire preuve de violence jusqu'à un certain point du film. C'est donc grâce à ces dernières que le rôle de Jack Torrance au sein du récit ne cesse d'évoluer. À son arrivée dans l'hôtel, il ne sait pas quoi faire de ses mains (voir photo ci-dessus), tentant plusieurs fois des amorces de mouvement de la main pour la remettre ou non dans sa poche. Ceci traduit son appréhension face à l'entrevue avec Stuart Ullman, de même du fait de s'humidifier les lèvres. On sent donc qu'il ne maîtrise pas l'espace qui l'entoure, perdu dans cet immense hall, ce que Jack Nicholson arrive à retranscrire en adoptant une démarche qui se veut décontractée et en portant un regard curieux sur ce qui l'entoure. Dans la scène de l'entretien entre Jack et Stuart, les mains sont réduites à des fonctions simples, comme serrer la main ou tenir une tasse, renforçant donc le caractère banal de la situation. De plus, le corps de Jack, enfermé dans son costume, montre qu'il est coincé dans un rôle qui ne lui va pas sur mesure. On a l'impression que sa trajectoire, en plus de son aspect vestimentaire, sont soumis à la volonté des autres. Jack Nicholson le rend donc charmant, sociable et sympathique dans un monde qu'il ne maîtrise pas encore. C'est entre autre une des raisons pour laquelle les mains de Nicholson sont coupées systématiquement dans le champ-contrechamp de la discussion avec Ullman, ce qui ne laisse qu'à l'acteur la possibilité de jouer uniquement avec son visage et sa position dans le fauteuil. Ses mains deviennent alors serrées lorsque Jack conduit mais retrouvent leur inutilité lorsqu'il retourne à l'hôtel pour le visiter. En effet, il conserve tout au long de la visite de l'Overlook les mains dans ses poches. L'impression qu'il est l'objet du mouvement est renforcé par le rythme de la marche imposée par les personnes devant lui, mais aussi par les longs travellings. Nicholson tente alors de rompre ce mouvement en se retournant et en traînant des pieds, mais cause perdue. On voit donc le bouillonnement intérieur du personnage, ainsi que sa folie latente qui va se décupler au fil du film. C'est uniquement lorsque la caméra se fige que Jack retrouve une certaine liberté de mouvement. Lorsqu'ils visitent l'appartement, il ne quitte pas les autres pour visiter les différentes pièces, mais se penche pour y jeter un coup d’œil. Jack Nicholson, par ces partis-pris, nous signifie donc sa prise progressive d'indépendance et sa volonté d'être libre de ses mouvements.



Petit à petit, le rôle de Jack Torrance évolue et oscille entre objet et acteur du pouvoir de l'hôtel, ce que Jack Nicholson arrive à rendre sensible. Stanley Kurbrick dit d'ailleurs à ce sujet « In the hotel, at the mercy of its powerful evil, he is quickly ready to fulfill his dark role. » 4. Jack Nicholson doit donc signifier que son personnage laisse libre cours à ses pulsions, ce qui se traduit manifestement à travers ses mains et son visage. Tout d'abord, il arrive à dominer l'espace qui l'entoure grâce à la scène, improvisée et puisée dans sa véritable vie 5, ou il jette une balle à travers la pièce. Puis tout s'accélère lors de la scène d'écriture. Les mains, principalement, traduisent son agacement ainsi que toute la violence refoulée depuis le début du long-métrage. Il gesticule sur sa chaise, il serre les dents, se racle la gorge... Toutes les mimiques se suivent et se répètent tout en étant extrêmement précises. Les multiples prises qu'effectue Kubrick permettent donc à Nicholson de conserver une certaine automaticité et précision. Nous avons donc le sentiment qu'il est hypnotisé grâce à ses gestes lents et ses yeux ouverts, perdus dans le vide. Dans cette scène, il semble absent, donc passif. Puis il devient actif et s'énerve brusquement, se frappant la tête avec sa main. Le jeu de Shelley Duvall, tout en retenue, sert très clairement à mettre en valeur le jeu nerveux de son partenaire. Le jeu de Nicholson peut donc être vu comme une mise en abyme du travail d'acteur, hypothèse qui implique un tel surjeu.


En effet, l'un des objets qui permet un jeu réflexif entre l'acteur et le personnage est le miroir, qui est très présent dans le film de Kubrick. Quasiment à chaque fois, le miroir est rattaché à Jack, notamment dans les scènes où il se réveille, dans la salle de bain verte, ainsi que dans les toilettes du bar. Le moment où Wendy lui apporte un petit déjeuner est intéressant sur ce point puisqu'il donne l'impression de répéter des mimiques pour son rôle, qui seront repris plus tard dans le film. Lorsqu'il tire la langue par exemple, qu'il refera dans la scène de l'escalier notamment. C'est comme si nous assistions à une des nombreuses répétitions de cette scène dont parle Kubrick dans l'entretien qu'il a donné à Michel Ciment. Jack Nicholson a donc travaillé la mécanique de cette scène jusqu'à la maîtriser totalement, sans improviser, ce qui rappelle étrangement la phrase « All work and no play make Jack a dull boy » qui a été inventé de toutes pièces. La scène de dispute entre Wendy et Jack lorsqu'il essaye d'écrire est en effet directement puisée dans la vie de l'interprète. En effet, pendant le tournage, Jack Nicholson était en plein divorce avec Sandra Knight et devait faire face à des problèmes d'inspiration. La confusion devient totale lorsque l'on se rend compte qu'ils portent le même prénom.

Une des autres mises en abyme que l'on peut remarquer est lors de l'improvisation de Jack Nicholson, avant que celui-ci ne détruise la porte de la salle de bain. En effet, il se met à jouer le loup dans le célèbre conte des Trois Petits Cochons popularisé par le dessins-animés de Walt Disney. Il transforme sa voix pour se mettre dans la peau du loup, s'appropriant les célèbres paroles de celui-ci avant de détruire une maison. Il donne une dimension plus cartoonesque avec ses gros yeux et en faisant ressortir ses lèvres, comme s'il lisait le conte en mimant pour impressionner un jeune public facilement influençable. 

En résumé, le jeu de Jack Nicholson dans Shining était intéressant à étudier dans le cadre de la filmographie de l'acteur car il synthétise tout ce dont il est capable. Il démontre à la perfection sa connaissance corporelle et de ses atouts physiques. C'est grâce en effet à la gymnastique de ses traits de visage et à la précision de ses mains qu'il réussit à démultiplier les facettes de son personnage, à la fois objet et acteur de l'action face à l'entité que représente l'hôtel Overlook. La bonne entente entre le réalisateur et l'acteur a permis une cohésion artistique assez rare pour un film. Stanley Kubrick a en effet laissé un champ considérable à Jack Nicholson pour construire le personnage de Jack Torrance, et cela à réussit par bien des aspects. Il s'est donc effacé pour mieux s'adapter à l'esthétique du réalisateur, comme le crystallise la photo ci-dessous. 




D'après ses propos dans le making-off de Shining
2 « C'est très familial. »
3 « Chérie, lumière de ma vie... Je ne vais pas te blesser, je vais juste t'exploser la cervelle. »
4 « Dans l'hôtel, à la merci de ses pouvoirs démoniaques, il se met rapidement à remplir son rôle obscur » : ext. de l'interview « Kubrick on The Shining » avec Michel Ciment
5 « All work and no play... » interview de Nev Pierce in Empire 2009

dimanche 4 octobre 2015

L'attaque des clones : étude du jeu de Tatiana Maslany dans Orphan Black

Niveau spoiler: 2/5
Ses rôles lui collent à la peau.

Tatiana Maslany, actrice(s) principale(s) de la série phénomène de la BBC America Orphan Black, est une tête à coiffer, attendant sagement qu'on la transforme selon les bons vouloirs d'un scénario génétiquement modifié. On la maquille, on l'habille, on l'affuble de perruques allant de la plus réaliste à la plus extravertie, et la voilà prête à jouer Sarah, Alison, Katja, Beth, Helena, Cosima, Rachel, Krystal, et Tony, des clones tous dispersés aux quatre coins du monde. Mais tout d'abord, Orphan Black, ça parle de quoi ? De génétique. Beaucoup. Mais vous l'aurez compris, je ne suis pas là pour parler ni du scénario, qui reste assez flou sur la motivation des différents protagonistes, ni de la mise en scène qui est plus que correcte. La raison principale pour laquelle il faut voir cette série, c'est bien elle: Tatiana Maslany. Tous ceux qui l'ont vu sont d'accord sur un point: sa performance est extraordinaire. C'est pour cela que ceux qui n'ont pas encore regardé la série, je ne peux que vous la conseiller avant de lire cet article. Sinon ne vous inquiétez pas, je spoile légèrement les premiers épisodes et quelques intrigues de la suite, mais rien de crucial du genre "un tel a tué un tel".




Tatiana Maslany a du talent, certes, mais elle est aussi beaucoup aidée. L'actrice le dit elle-même: tout le travail de maquillage et de costume en amont l'aide à se mettre dans leur peau, à retrouver les petits tics qu'elle a créés. Et s'il y a bien une série dans laquelle on se rend bien compte de l'importance de ce travail, c'est bien celle-ci. Car l'un des enjeux majeurs durant la production a été de créer des clones bien distincts tout en conservant un lien quasi familial entre eux. De plus, cela a permis de poser des bases solides afin que le spectateur comprenne en un clin d’œil l'origine et le contexte dans lequel chacun a évolué avant le début de l'histoire. On pourrait donc voir Orphan Black comme une mise en abyme du travail de l'acteur: comment ce dernier arrive à traduire les caractéristiques socio-culturelles en gestes, accents, postures à partir d'éléments extérieurs et ainsi jouer avec ces codes. Mais la série ne s'arrête pas là puisque certains clones vont être amenés, au fil des saisons, à incarner d'autres clones...

Voici donc quelques éléments que j'ai pu remarquer chez les clones principaux: Sarah Manning, Alison Hendrix, Cosima Niehaus, Helena, et Rachel Duncan.


Sarah - la mère badass - est celle par laquelle l'histoire commence. Elle est sur le quai d'une gare et assiste, impuissante, au suicide de Beth, qui lui ressemble étrangement. Ça restera le seul moment où on verra Beth en dehors des films personnels sur lesquels Sarah tombera plus tard ou autres flashbacks. Sarah est une escroc, d'origine anglaise, revenant après un an d'absence au Canada, pour revoir sa mère et son frère adoptifs, Mrs S. et Felix, ainsi que Kira, sa fille biologique. Au premier abord, on la catalogue comme quelqu'un d'impulsif, qui fuit ses responsabilités et qui ne s'est pas intégré socialement. Bref, elle a toute la panoplie de la fille de banlieue, punk sur les bords, qui a mal tourné et qui fréquente pas que du beau monde. Elle voit en Beth une alternative qui va permettre à Sarah de changer de vie et pouvoir se racheter auprès de sa famille. Elle décide donc d'usurper son identité. Elle s'introduit dans son appartement après lui avoir volé ses affaires, et détecte tous les outils qui vont lui permettre de se mettre dans sa peau: vidéos, photos, vêtements, objets, maquillage... Et c'est là que ça commence à être compliqué puisqu'elle va devoir incarner une image qu'elle ne peut totalement saisir et qu'elle ne peut connaître entièrement. Tatiana Maslany doit donc conserver toute la gestuelle de Sarah pour ensuite l'enfermer dans un corps sans cesse exposé aux regards. Car, manque de bol, Beth était enquêtrice et est jugée pour homicide involontaire lors de son service. Le moindre geste peut la trahir car les gens entourant Beth ont intégré inconsciemment sa façon de bouger, s'exprimer... Ils mettent donc peu de temps avant de comprendre qu'elle n'agit pas comme d'habitude. En tant que spectateur, on se met à la place de Sarah tout en ayant un point de vue objectif sur sa performance puisque l'on sait que ce n'est pas Beth face à nous. C'est donc aussi par l'interaction avec les autres personnages que Sarah va développer une interprétation du rôle de la défunte qui ne correspond pas forcément à la réalité. Et cela passe par des gestes totalement futiles comme par exemple la façon d'enfiler son holster ou de sortir son arme, ce qui va éveiller les soupçons de son coéquipier, Arthur.

Au fil des épisodes, Sarah évolue, et certainement grâce à Beth qui en plus de lui avoir fait comprendre les raisons pour lesquelles elle a mis fin à ses jours, lui a permis de mieux se connaître pour pouvoir appréhender ses origines, au sens propre comme au figuré. Car Tatiana Maslany arrive à représenter l'évolution de ce personnage en particulier, qui se traduit notamment lorsqu' elle retrouve sa fille, ce qui n'est pas un hasard. Après avoir sans cesse fuit, Sarah va reprendre les recherches de Beth, ce qui va l'amener à faire connaissance avec les autres clones et à devoir les incarner selon les situations qui se présentent à elle. Et lorsqu'elle doit être Alison, son exact contraire, cela nous offre un quiproquo jouissif.


Fini les tenues sombres et la rebelle attitude, faites place à Alison - la femme au foyer délurée - toute de rose bonbon vêtue. Si Alison était un personnage de Desperate Housewives, on y verrait que du feu. Mais contrairement à cette dernière, Orphan Black mélange différents genres, allant de la science-fiction au film policier passant par la comédie. Ce genre est clairement relié à la timeline d'Alison. Lorsqu'on la voit pour la première fois, on a l'impression de faire face à une caricature. Tatiana Maslany, totalement méconnaissable, utilise certains codes que l'on retrouve dans le personnage de Bree Van Der Kamp, interprété par Marcia Cross, pour se les réapproprier. Mère poule de deux enfants, elle tente de paraître toujours parfaite, au sein de sa petite banlieue digne de Wisteria Lane. On peut donc dire que contrairement aux autres, elle a déjà intégré le regard des autres sur elle, ce qui, on le verra après, n'est pas forcément une bonne chose. Tatiana Maslany l’interprète de façon à ce que l'on devine que le personnage dissimule sa véritable nature. Au début de la série, on la découvre droite comme un "I", essayant de camoufler cette histoire rocambolesque de clones derrière un faux sourire et des gestes trop maniérés. Ce chamboulement, dans sa vie si rondement menée jusque-là, se traduit par différents tics plus ou moins visibles: se gratter les cheveux, tirer sur sa doudoune pour qu'elle soit aussi droite que sa frange... Tout doit être sous contrôle. Quand elle est en présence d'autres personnages, elle les pousse souvent dans une direction afin qu'elle soit toujours maîtresse de la situation. Cette gestuelle se remarque d'autant plus lorsque Sarah, Cosima ou Helena doivent se mettre dans sa peau, ce qui crée un décalage comique savoureux. En effet, Alison est celle qui est la plus facile à cerner de toutes de ce point de vue-là. Mais au fil des épisodes, on se rend compte sous cette apparente maîtrise de soi, se cache une psychopathe. Elle multiplie, au fil des saisons, les pétages de câble. Je vous laisse en découvrir quelques-uns en vidéo...



Petit à petit, on découvre la véritable personnalité d'Alison et on sent que Tatiana Maslany s'éclate à l'interpréter. Ce qui est drôle, c'est que cette dernière est la seule à prendre des cours de théâtre et de chant. Elle n'est d'ailleurs pas très bonne dans ce domaine. On peut aussi remarquer dans un extrait de la vidéo ci-dessus que même la fille de Sarah n'est pas dupe lorsqu'elle doit jouer sa mère, Sarah. Mais parmi les clones, ce n'est pas elle qui a le plus de mal à interpréter une de ses sestras¹...



Vous pensiez qu'Alison était la plus folle de la série ? Détrompez-vous car voici venir un des personnages le plus inédit et le plus complexe d'Orphan Black: Helena - la tueuse ukrainienne. Pourquoi "inédit" ? Car de tous les films ou séries que j'ai pu voir, je n'ai jamais vu un personnage pareil, même si les tueuses avec un accent à couper au couteau sont assez faciles à trouver. Helena a donc vécu en Europe de l'est dans un couvent où on l'a maltraité et entraîné à devenir une assassine hors pair. C'est la seule à être déchirée entre l'aspect scientifique et religieux de la série. En résumé, elle est albinos, se scarifie le dos et aime les enfants. Si si. Ce qui est intéressant dans ce personnage, c'est qu'il y a à la fois une part d'innocence, que Tatiana Maslany arrive à insuffler de différentes manières, et une part animale qu'elle a développée au cours de sa vie qui a dû être très mouvementée. C'est à travers Helena qu'on saisit bien ce qui est de l'ordre de l'inné et de l'acquis. D'ailleurs, on peut vite faire le parallèle avec Victor, l'enfant sauvage, qui a réellement vécu dans la forêt jusqu'à ses 8 ans. Helena est une enfant sauvage et ces deux facettes ne vont jamais cesser de rentrer en collision. Helena va tout le temps passer de tueuse à gages sans pitié, à une enfant sans défense. Concrètement, Helena a un comportement anarchique, désordonné, imprévisible tout le contraire d'Alison en fait. Cela se traduit par des gestes totalement aléatoires, à la fois brutaux ou, au contraire, lents, doux, comme un animal prêt à bondir sur sa proie. Parallèlement, elle reste enfantine, comme si elle ne comprenait pas ce qui se passait autour d'elle. Elle penche souvent la tête, les yeux écarquillés, avec de la nourriture dans la bouche, car oui, elle mange tout le temps. Presque autant que Brad Pitt dans chacun de ses films. Cette manière compulsive de manger démontre aux spectateurs sa malnutrition lors de sa vie passée en Ukraine. Elle comprend donc assez vite qu'une vie auprès de gens qui lui veulent du bien a bien plus d'avantages que d'inconvénients, même si ces démons refont surface de temps en temps. C'est pour cela que Sarah tente, entre guillemets, de l'éduquer, même si elle n'est pas elle-même un modèle exemplaire.

En résumé, Helena apporte un côté creepy mais attendrissant à la fois. C'est à travers ce personnage que je me suis demandée si elle était bien jouée par la même personne que celle qui interprète Sarah ou Alison. Le choc a été assez brutal pour moi. Sur ce, je vous laisse avec cette photo d'Helena tâchant de jouer Alison. Elle parle d'elle-même.



Passons à Cosima - La scientifique romantique. Bizarrement, c'est elle qui est la plus populaire auprès des fans, chose que je ne peux pas vraiment expliquer. Certes, elle est sympathique, passionnée de science et de Delphine Cormier, sa partenaire française (vive la France !), mais pour moi, c'est celle qui est la moins intéressante. Elle reste assez lisse tout le long de la série et n'évolue qu'à travers son histoire d'amour qui rentre en conflit avec son travail. Physiquement, c'est la plus baba cool des clones avec ses cheveux tressés, son style décontracté, ses lunettes et son liner qui transforme réellement le visage de Tatiana Maslany. Comme je vous le disais auparavant, le moindre coup de crayon peut avoir un effet spectaculaire sur la manière dont on voit un personnage, et ça marche remarquablement bien pour celui de Cosima. L'actrice fait tout pour la rendre attachante: elle sourit tout le temps, fait des blagues, et bouge beaucoup ses mains lorsqu'elle est en train de parler de quelque chose qui la passionne. Bref, c'est la bonne copine geek que tout le monde voudrait avoir. Il y a une seule fois où elle a dû incarner un autre clone, et cela n'a pas été concluant. Au final, elle n'est pas une fille de terrain, contrairement à Sarah ou Helena, mais plus dans la recherche, en train de jouer avec un crayon devant son écran d'ordinateur.

Cosima sert donc à introduire l'aspect purement scientifique, donc la partie la moins compréhensible pour tous les littéraires de la planète, mais aussi le côté romantique dont toute bonne série a besoin. Elle reste donc le personnage le plus charmant et le plus positif, même si sa vie n'est pas toujours rose...ce qui n'est pas le cas du prochain...



Rachel - la patronne psychorigide - est le clone le plus antipathique d'Orphan Black. Cette photo la représente bien: toujours en tailleur, les cheveux au carré, le visage hautain et fermé, on est bien devant celle qui dirige le Dyad Institute, l'entreprise étant à l'origine de leur clonage. Contrairement aux autres clones, elle a vécu auprès de leur créateur en connaissant la vérité sur ses origines, ce qui, dans son esprit, a eu pour effet de la complaire dans son statut de clone n°1. Il me semble même qu'elle croit être le clone original, comme Helena le croyait au début de la série. Tout cela est donc traduit dans son comportement auprès des autres dirigeants de l'entreprise. Elle cherche sans cesse à légitimer sa position, non en tant que sujet d'expérience, mais en tant que supérieur hiérarchique. Mais elle a aussi des failles, puisqu'elle est en constante recherche de l'amour de ses parents adoptifs qui seraient - a priori - morts dans un incendie. Secrètement, elle envie Sarah qui a pu être mère alors que les autres clones sont stériles. Les réponses à cette énigme l'obsèdent et la poussent donc à prendre de mauvaises décisions et faire des choses horribles. Là où Alison échoue à garder tout sous son contrôle, Rachel y parvient quasiment tout le temps, et ce en dissimulant ses réelles émotions derrière une personnalité froide et une voix dénuée d'intonations, quasi-robotique. Les seuls moments où elle craque sont lorsqu'elle visionne des films de son enfance. On comprend donc que ce comportement n'est qu'une façade et la rend donc, par la même occasion, plus humaine et complexe auprès des spectateurs.

La série permet donc de les comparer les personnages pour ainsi mieux identifier ce qui les rapproche ou ce qui les différencie, ce qui à la fois les complexifie et les nourrit. Si Rachel nous paraît si froide, c'est que l'on a découvert Cosima avant. Et inversement.

En définitive, Tatiana Maslany incarne à merveille les différentes caractéristiques de chaque clone, à un tel point qu'il est de plus en plus compliqué, pour ma part en tout cas, de croire qu'il n'y a qu'une seule actrice jouant neuf rôles distincts. Je suis rarement sensible au jeu d'un acteur, du moins je ne m'y penche pas plus que ça lorsque je regarde une série ou un film. Mais Orphan Black a su montrer que jouer la comédie est un art qui n'est pas à la portée de tout le monde. Le travail de Tatiana Maslany sur l'accent, la posture et la gestuelle sont toujours juste, finement exécuté malgré la difficulté évidente de jouer plusieurs personnages qui se trouvent parfois dans la même scène ! Pour que vous voyez un peu comment ça se passe, je vous invite à regarder cette vidéo.


Elle a vraiment une palette de jeu diversifiée, passant aisément d'un accent russe à un accent allemand ou anglais parfait, d'une tueuse illuminée à une femme au foyer bien sous tous rapports ou à un transsexuel macho (oui, ça aussi elle sait faire !), etc etc. Tatiana Maslany a un talent tellement exceptionnel que beaucoup ont fait une pétition pour qu'elle ait une catégorie rien que pour elle aux Emmy Awards. Et je les comprends ! Sur ce, je vous quitte sur une dernière vidéo en compagnie  de notre chère Alison, accompagné de son mari Donnie ! 



Bande-annonce
¹ Sestra ou [сестра] est le mot russe qu'utilise Helena pour désigner ses sœurs.

samedi 12 septembre 2015

Le Tout Nouveau Testament (2015)

  Infos

 De: Jaco Van Dormael - Durée: 1h54 - Genre: Comédie dramatique

 Avec: Benoit Poolevorde, Catherine Deneuve, Yolande Moreau, François Damiens...                                        

 Synopsis: Dieu existe. Il habite à Bruxelles. Il est odieux avec sa femme et sa fille. On a beaucoup parlé de son fils, mais très peu de sa fille. Sa fille c’est moi. Je m’appelle Ea et j’ai dix ans. Pour me venger j’ai balancé par SMS les dates de décès de tout le monde…

Benoît "Whirl" Poelevoorde 
Moi qui voulais commencer ce blog par un avis positif et bien c'est raté. Pourtant, je voulais vraiment - mais vraiment - apprécier ce film. Pourquoi ? Car je suis assez déçue de ce que j'ai pu voir dernièrement et que ce long-métrage semblait vouloir apporter un vent nouveau dans cette période cinématographiquement pauvre. Et aussi, surtout même, que ce Tout nouveau testament était écrit et réalisé par nul autre que Jaco Van Dormael. J'ai aimé Toto le héros, j’idolâtre la perfection de Mr Nobody, son film précédent, mais je ne suis pas rentrée dans celui-ci. 

Première raison qui, je pense, a beaucoup joué sur ma perception du film, c'est tout simplement sa campagne de communication. J'ai pu moi même m'en rendre compte car le public présent dans la salle de cinéma semblait avoir été attiré par la promesse de regarder une comédie belge bien barrée comme Dikkenek par exemple. Or c'est là que réside le problème: ce n'est pas une simple comédie. Personnellement, je m'en suis vite rendu compte, connaissant la patte du réalisateur. Alors je me suis dit "ok, tu vas dans cette voie-là, je te suis, mais va falloir que ça tienne la route.".

C'est à partir de ce moment-là que l'on assiste au déroulement d'un scénario plan plan, se structurant tel un texte biblique complètement loufoque, mis en scène avec des images allégoriques parfois grossières, des effets visuels ratés (les oiseaux...) et des gimmicks trop présents (le cadrage des yeux des acteurs, la musique...). Même si certaines scènes restent poétiques et percutantes par leur simplicité, comme la danse de la main sur la table, l'attrait surréaliste que Van Dormael a souhaité insuffler dans son film devient soit lourd, soit insignifiant. Et ce problème est pour moi lié aux personnages eux-mêmes. 

En effet, on peut s'attacher à quelques personnages qui, pour une raison ou une autre, s'interdisent tous de vivre leur vie, le regard rivé sur leur compte à rebours respectif. Or, globalement, leur histoire m'a fait ni chaud ni froid tout simplement car je ne me suis pas attachée à eux. Mais là où réside ma plus grosse déception, c'est au niveau du personnage de Benoît Poelevoorde, égal à lui-même dans ce rôle de Dieu hystérique. Après avoir servi d'élément déclencheur du film, il est relégué au second plan, servant uniquement de running gag. Alors certes, c'est marrant de voir, dans un rapide montage, qu'il est enfin confronté aux règles mesquines qu'il a lui même édifiées, mais cela ne va pas plus loin que ça. 


Jessica Lange Catherine Deneuve et King Kong
Cependant, tout n'est pas a jeter dans ce film, loin de là. Car après que le goût de la déception me soit passé, j'ai quand même trouvé que l'optimisme dont a fait preuve le cinéaste est salutaire. Dans un contexte où les gens deviennent de plus en plus anxieux et paranoïaques face au pouvoir de la religion, cela fait du bien de voir qu'il a eu le cran de remettre les pendules à l'heure à travers le personnage d'Ea et sa volonté d'écrire un nouveau testament. Paradoxalement, Dieu représenterait ce qu'est devenu l'Homme: égoïste, cruel, machiste... Quant aux différents personnages, devenant malgré eux des apôtres, ils seraient les victimes de ce type de comportement, telle une nouvelle génération condamnée à ne pas avoir leur mot à dire. La fille de Dieu, Ea, représenterait donc une alternative à cet état d'esprit morose, tout simplement en rappelant aux personnages leur condition mortelle, en leur redonnant la parole et en les poussant à agir. Et évidemment, la solution pour lutter contre leur sentiment de solitude, c'est de trouver l'amour (même si c'est auprès d'un gorille...) Après, on retombe dans les sujets philosophiques basiques: faut-il toujours souhaiter l'immortalité ? Peut-on penser une société sans religion ? Peut-on vivre sans autrui ?  Toujours pas apparemment... Du moins, ce n'est pas synonyme de bonheur.
"- Dieu nous dit: aime ton prochain comme toi même. 
- J'ai jamais dit ça. 
- Pardon ? 
- J'ai jamais dit ça ! Mais l'autre là, il est parti en sucette. Tout ce qu'il a réussit à faire c'est se faire clouer sur un cintre... comme une chouette."
Le tout nouveau testament nous montrerait-il donc les limites des religions actuelles ? Sans pour autant aller jusque-là, on sent tout de même que Jaco Van Dormael a voulu faire un état des lieux désastreux d'une société qui se méfie ou qui se désintéresse tout simplement de la religion. Il tente alors d'apporter, grâce à ce film, un message optimiste, tel un prophète venu apporter espoir à l'Homme contemporain (qui trouve normal de recevoir sa date de décès sur son smartphone). Mais le cinéaste reste toutefois modeste dans sa démarche, puisque, au final il délègue ce pouvoir divin aux figures féminines de son long-métrage: Ea et le personnage mutique de Yolande Moreau, la Vierge Marie. Car s'il y a un réalisateur qui a bien compris l'impact que la femme pourrait avoir sur notre monde si celle-ci était aux commandes, c'est bien lui. Comme l'image de fin est là pour en témoigner, cette perspective apporterait de nouveaux horizons très... colorés.

En résumé, ce film avait du potentiel et un fond intéressant mais le visionnage m'a laissé de marbre à cause d'un scénario qui se veut original mais qui au fond ne l'est pas par sa structure, et sa mise en scène trop voyante, créant ainsi un univers bancal. 

Mais bon, même si je ne me suis pas totalement convertie à son dernier film, je pense tout de même rester fidèle à Jaco Van Dormael.